De la chute du café

 

DE LA CHUTE DU CAFE PARISIEN

Français de l’étranger, je visite la France de façon intermittente, et comme un parent qui voit un enfant grandir par a-coups lors de visites espacées, je constate à chaque séjour des changements qui échappent peut-être à ceux qui vivent la croissance de l’infant au jour le jour.

C’est désormais officiel : longtemps ville amicale (friendly) vis-à-vis de ceux dont le métier est d’écrire, Paris leur est devenue hostile, ne serait-ce qu’en comparaison de Londres ou de New York, par exemple. La raison ? la chute du café parisien.

De quoi s’agit-il ? Autrefois lieu de travail et de vie, où l’on pouvait, moyennant une commande de café (express ou crème) toutes les deux heures environ, s’asseoir et écrire dans une atmosphère favorable à la production intellectuelle, le café barre désormais cet usage par l’imposition brutale et définitive de couverts menaçants sur les tables disponibles à partir de 10 heures du matin. L’interdit est levé vers 16 heures pour être rétabli vers 18 heures. Et  je ne parle même pas de l’accès à des prises électriques, une demande manifestement jugée exorbitante.

Par opposition, les chaînes de café américaines et anglaises ont accompagné le développement d’une population de travailleurs écrivant-itinérants qui peuplent leur Starbucks et autres Cafés Nero. Faut-il attribuer à ce phénomène la plus grande ouverture sur la société des différents acteurs de l’écriture anglo-saxons, par opposition à une ville, Paris, où le seul choix restant est de se replier sur l’écriture solitaire et désocialisée à domicile ?

Quid de l’usage du café comme lieu de socialité ? De ces millions de conversations qui avaient lieu autour d’un petit noir ou d’un noisette, entre courses en ville, réunions, trajets divers ? Du café comme lieu de rencontre passagère, pour un échange, une rencontre, une mise au point, une explication entre collègues, un rendez-vous amoureux, des retrouvailles avec des amis perdus de vue, une déclaration solennelle, un moment pour partager des ragots créateurs de complicité ? Eh bien, cet usage est désormais cantonné lui aussi de 9 à 10 heures, puis de 4 à 6. Il est vrai que toute cette socialité ordinaire n’avait pas besoin de la chute du café pour subir les coups de boutoir du SMS conquérant, succinct, définitif, dysorthographique et tarifé.

Revenons-en au café : en ces temps de tentations envers le nationalisme économique, qu’est ce qui a causé le déclin, puis la chute, du café parisien en tant qu’Institution culturelle et sociale ? Est-ce le changement des usages ? La globalisation ? La concurrence de multinationales rapaces ? La dérégulation débridée ? Le code du travail ? Les 35 heures ? Les charges sociales et la CSG ? L’abandon par les parisiens de leurs valeurs et de leur identité ? La présence sur notre territoire d’étrangers ?

Non, ce qui a tué le café parisien, c’est l’appât du gain. Il est devenu beaucoup plus rentable pour les tenanciers d’établissement, de vendre des repas, même médiocres, souvent infâmes, que de persévérer dans leur profession, de la même façons que les pharmacies préfèrent stocker des produits de beauté que des médicaments. Soit, me direz-vous. De quel droit s’insurger contre l’effort des cafetiers pour améliorer leurs conditions de revenu ?

Et c’est ici que le paradoxe s’épaissit : pourquoi des sociétés parfaitement « capitalistes » et « rapaces » comme Starbucks réussissent, elles, à tirer un profit tout à fait respectable de la fonction première du café (travailler et socialiser), alors que les cafés eux-mêmes ne pourraient y parvenir ?

Et donc, ainsi, c’est à Londres, à New York, et dans les trop rares Starbucks parisiens qu’il me faut me rendre pour pouvoir bénéficier des conditions de travail et de socialité autrefois associées au café parisien.

Plutôt que d’accuser le monde entier de nos maux, et de jeter nos biens culturels avec l’eau du bain, quid de les moderniser et de nous efforcer à les faire vivre et prospérer ?

Christophe Abensour, Les Echos, 11/05/2017